Non, la nuit ne porte vraiment pas Conseil.

Discours pour le prix Taittinger 1998

prononcé par Guillaume le Foyer de Costil le 10 décembre 1998

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Un sommeil profond ; un sommeil qui ne répare plus rien ; un sommeil qui enfonce le dormeur dans les entrailles du matelas de plume ; le sommeil de l’enclume du forgeron ; Tel est le sommeil du membre du Conseil de l’Ordre nouvellement élu ; plus rien à prouver, plus rien à démontrer, quelle tranquillité ! plus rien à rêver, juste l’hermine à acheter, quelle félicité !Et puis arrive la première convocation du bâtonnier : formation des membres du conseil de l’Ordre à la déontologie et à la procédure disciplinaire. Le Samedi 19 décembre toute la journée…

Là le dormeur se couche moins tranquille : formation ? Quelle formation ? Et le samedi, en plus ! l’élu se retourne une fois dans la nuit, et se rendort ; ça doit être une erreur du secrétariat de l’ordre ; je l’avais bien dit, pendant ma campagne, que cette administration pléthorique était inefficace.

Deuxième convocation du Bâtonnier : le Conseil se réunira le 6 janvier à 14 heures 15, avec l’ordre du jour suivant : examen de la grille de répartition du financement de la formation professionnelle.

Quoi ? Encore la formation ? et des questions d’argent ! ça a l’air affreusement ennuyeux. Arrive le grand jour : le premier Conseil de l’Ordre ; voilà ma place, ça va, il n’y a pas de faute d’orthographe sur mon sous-main ; mais catastrophe ! je suis à côté de l’imbécile prétentieux qui n’a cessé de m’écraser de ses connaissances pendant toute la campagne.

La grand messe commence ; le bâtonnier nous noie sous une avalanche incompréhensible de chiffres que j’essaie de retrouver dans l’amoncellement de papiers qu’on a déposé dans ma case et sur ma table, mon voisin agaçant, fait semblant de comprendre; quant à moi, violant les codes sociaux les plus élémentaires, je décide de solliciter une précision sur un point qui me parait obscur d’ailleurs je ne suis pas le seul : tout le monde dort paisiblement; et très discrètement, j’appuie en tremblant sur le bouton vert, qui clignote ;

Une demi-heure plus tard un coup de coude me sort de mon premier sommeil; je m’ébroue, et après deux ou trois bafouillements intimidés, je retrouve enfin ma question, qui n’a plus aucun rapport avec le sujet qu’on est en train d’évoquer; et bien que personne d’autre n’ait vraiment compris ce que je demandais, la solution me parvient instantanément, cinglante, et je lis tout le mépris du monde dans le regard de l’ancien bâtonnier qui perd le temps précieux du Conseil à me répondre. Peu à peu je m’enhardis ; j’ai enfin compris le maniement des boutons de la salle du Conseil : surtout le jaune qui clignote et nous prévient d’un appel extérieur : on peut s’appeler soi-même discrètement de l’intérieur et sortir avec un air affairé et exaspéré.

Les permanences, les perquisitions, les commissions, les audiences disciplinaires, les rentrées d’Evry, de Liège, d’Avesnes-sur-Helpe ou de Noisy le Sec, les conférences sur Labori, Zola, Gambetta ou Schœlcher, les déjeuners avec le président du Tribunal les dîners avec les commissaires aux comptes et les notaires, les permanences au procès Chalabi, tout se succède à un rythme d’enfer. Et le temps passe..

Deux ans ont passé : une fois par semaine, je trouve encore quelques minutes pour aller relever les compteurs au cabinet ; au début, quelques clients m’appelaient ; on leur disait « pas le mardi »; ils ont vite compris que les autres jours c’était pareil ; ma secrétaire leur explique pourtant longuement tout l’honneur qu’il y a à être défendu par un membre du Conseil de l’Ordre; mais j’ai l’impression qu’elle se décourage un peu.

Alors il reste la nuit ; je dis bien la nuit ; c’est à dire pas avant minuit et pas après 6 heures du matin ; ça fait quand même le quart de la vie; quand je peux rentrer à la maison, c’est à dire assez souvent, je retrouve tout comme avant ; d’abord mes enfants ; pas eux-mêmes, puisque évidemment à cette heure là, soit ils dorment, soit ils sont sortis avec leurs amis ; mais au moins la trace de leur existence :

Je commence par déraper sur des patins à roulettes, j’évite le mot de l’aînée qui me remercie pour le chèque de son argent de poche mais qui me signale que j’aurais du compter le dermatologue puisqu’elle a perdu la feuille de maladie ; je signe les carnets de notes en rajoutant de temps en temps le chiffre des dizaines que le professeur d’histoire, toujours distrait, a certainement du oublier;

Ensuite je dois relever mon courrier électronique ; Françoise TAJAN me signale une contradiction flagrante entre la déclaration universelle des droit de l’homme et le mode d’élection des délégués ordinaux au CNB, une société du Nebraska me propose un placement sans risque dans une entreprise de soudure de canalisations au Venezuela, une avocate canadienne recherche une chambre chauffée et meublée à Paris pour loger sa vieille mère de 78 ans, etc….

Je répondrai à tout ça demain ; non bien sûr que la nuit porte conseil, mais parce que j’ai vraiment mieux à faire :

D’abord voir si mes bégonias ont soif ; avec la chaleur qu’il a fait toute la journée, personne n’a du avoir le courage d’aller sur le balcon pour les arroser ; puis enlever les feuilles mortes des pélargoniums ; bien sûr, la nuit personne ne les voit, mais demain matin, au petit jour, celui du milieu sera tellement émouvant avec ses trois gouttes de rosée !

Ensuite retrouver, à la page 264 de ma si belle édition des «Fleurs du mal », le début de « la mort des amants » :

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères

Des divans profonds comme des tombeaux

Et d’étranges fleurs sur des étagères

Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux

C’était exactement mon programme ; malheureusement les étranges fleurs se sont enfuies des étagères ; les odeurs de literie se sont alourdies ; et les divans profonds ressemblent plus à des trampolines qu’à des caveaux de famille.

Je relis ensuite le début des « plaintes d’un Icare »

Les amants des prostituées

Sont heureux, dispos et repus

Quant à moi mes bras sont rompus

Pour avoir étreint des nuées

Alors justement ! que faire cette nuit, pour retrouver ce qui s’est perdu, comment recoller mes bras rompus? Comment échapper à cette foule sociable et envahissante ? Comment retrouver le fil magique des débuts ? où est la fraîcheur de l’ambition première ? où sont les premiers émois du pouvoir ? pourquoi ces tâches autrefois exaltantes paraissent-elles si ingrates ? qui a volé le temps de la vie ?

Je réfléchis et puis je trouve une première réponse en forme de question : à quand remonte mon dernier acte inutile ? quelle est l’âge de ma dernière vanité 

Et subitement, tout devient clair !

Mes yeux se sont arrêtés sur une petite tablette coulissante provenant de l’ancienne machine à laver que les livreurs de Darty viennent d’emmener ; elle a exactement la taille ! ce sont, au centimètre près, les proportions et l’aspect d’une toile de format 12 paysage !

J’ouvre fébrilement tous les tiroirs, et au bout d’une demi-heure de recherches je retrouve, enfin, sous une pile de vieux magazines, le sac qui contient les chers objets abandonnés il y a trois ans.

D’abord ma palette ; les couleurs ont séché ; elles sont dures et recroquevillées comme de vieilles bouses de vache à la fin de l’été ; mais elles sont toujours aussi éclatantes ; comme au premier jour.

Ensuite mes pinceaux ; ils sont un peu raides, mais en les ébouriffant un peu ils retrouveront vite leur souplesse et leur précision.

Puis mes couteaux ; ils n’ont même pas rouillé ; et ils vibrent comme une scie musicale

Enfin je retrouve l’essentiel : une toile inachevée, dont l’huile a définitivement séché ; savez vous ce qu’elle représente ? Une boîte de peinture fermée....

avec une serrure ; j’aurais du voir ce signe ; mais cette fois c’est bien fini ! c’est juré ; j’en fais le serment: dès le premier janvier, c’est à dire dans trois semaines,  je me remets à la peinture à l’huile; et surtout pas la nuit ! l’éclairage électrique est bien trop jaune pour les ocres.

Le Bâtonnier aura beau me supplier ; la salle du Conseil est trop sombre. Et ce n’est pas en y installant des guirlandes qu’on y fera entrer la lumière!

                 

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